Vladimir Grudzinski
« Je sais où se trouve la voiture de vos rêves »
En 2019, CarJager bousculait le monde de la vente d’automobiles de collection par son approche digitale de la question. Si certains doutaient alors de la viabilité du concept dans un milieu réputé conservateur, les résultats parlent aujourd’hui d’eux-mêmes : 512 voitures vendues en 2024 et un chiffre d’affaires dépassant 40 millions d’euros. Son pari, la startup l’a réussi à la faveur de plusieurs réajustements stratégiques que nous détaille le fondateur Vladimir Grudzinski à l’occasion d’un rallye qu’il organisait avec son équipe dans leur région d’Aix-en-Provence.

Comment votre passion pour l’automobile est-elle née ?
Vladimir Grudzinski : Rien ne m’y prédestinait vraiment. J’ai grandi à Paris avec des parents qui n’étaient pas spécialement intéressés par l’automobile. Je pense avoir eu le déclic en accompagnant mon oncle, Olivier du Boucheron, aux Coupes de l’Age d’Or à Montlhéry dans les années 1990. Il courait sur sa Theo Schneider 25 SP d’avant-guerre. Je me souviens de l’odeur d’huile de ricin et de l’ambiance conviviale dans les paddocks. Plus tard, à l’adolescence, je profitais des week-ends passés dans le Perche pour enfourcher mon Solex et rendre visite aux collectionneurs locaux, des propriétaires de Citroën Traction ou DS.
Votre CV sur LinkedIn fait pourtant mention d’une première expérience professionnelle dans un tout autre univers…
À 22 ans, en 2007, j’étais à Londres, complètement fauché et sans diplôme. Avec le peu d’argent qu’il me restait, j’avais fait imprimer une soixantaine de CV et, par miracle, j’ai décroché un travail de vendeur dans la boutique Prada du grand magasin Harrods. L’année suivante, je suis revenu en France, chez François-Joseph Graf, l’un des plus grands décorateurs de luxe en France.
Comment avez-vous bifurqué vers l’automobile ?
À cette époque, je passais mes journées sur les sites de vente de voitures d’occasion. À la fin de la journée, j’avais soixante-dix onglets d’ouverts sur mon navigateur. Je trouvais l’expérience « acheteur » déplorable. Je me suis dit que la seule façon de comparer efficacement les véhicules serait de les regrouper en un même endroit. Alors je me suis associé à Vincent Deboeuf avec qui nous avons copié toutes les annonces du web français pour les coller sur notre site Reezocar. On appelle cela un hack en langage de startup. Au lancement de la plate-forme, nous avions déjà près de deux millions de voitures à vendre, contre 800.000 sur leboncoin ! Comme nous avions plus d’annonces qu’eux, nous étions mieux référencés sur Google.


Y avait-il des voitures de collection dans le lot ?
Elles représentaient quinze pour cent des ventes. Nous avions des Jaguar Type E, des Triumph TR6, des Porsche 911.
Pourquoi leur avoir dédié un site spécifique alors ?
Parce que c’est un marché spécifique. Un jour, quelqu’un m’a fait part de son intérêt pour la Jaguar Mark 2 de 3,8 litres. Nous n’avions pas ce modèle dans notre réseau, mais j’en ai trouvé une en passant quelques coups de téléphone. C’est comme cela que j’ai pris conscience de l’étendue de l’offre hors marché.
C’est à dire ?
Il existe des milliers d’automobiles disponibles à l’achat, mais qui n’apparaissent pas sur les sites de petites annonces, ni sur les catalogues des maisons de vente.
Ah bon ?
Même s’il ne la vend pas officiellement, le propriétaire d’une ancienne est souvent disposé à accepter une offre s’il la juge intéressante. Cela se produit souvent sur les rassemblements. C’est ce mécanisme que nous avons cherché à digitaliser avec CarJager.
Quelle était votre stratégie pour y parvenir ?
Au lancement de la société, en 2019, nous avions misé sur une application censée mettre en relation les « sachants » : ceux qui savent « qui cherche quoi » et « qui possède quoi ». Nous avons dépensé 600.000 euros dans le développement de la solution, puis avons écumé les salons et les rassemblements pour en expliquer le fonctionnement. Tout le monde trouvait l’app géniale, mais personne ne l’utilisait.
Vous avez donc changé de plan ?
Après un an et demi d’entêtement, nous avons opéré un virage à 180 degrés, en abandonnant l’idée du réseau B to B, pour nous orienter vers une approche B to C. L’enjeu consistait désormais à nous faire connaître du grand public. Nous avons réussi grâce à une stratégie de référencement sur les moteurs de recherche, en achetant notamment le blog Boîtier Rouge. Ces très bons contenus rédactionnels ont accru notre légitimité dans le milieu.

On ne peut plus justifier de prendre 15 à 25 pour cent sur une voiture, juste en la montrant, sans offrir aucun service.
Comment fonctionne CarJager aujourd’hui ?
Nous avons développé une gamme de services répondant aux spécificités de l’automobile de collection. La voiture à vendre reste chez son propriétaire, mais nous gérons tout le reste. Nous filtrons les clients, sécurisons les transactions, assurons le transport des véhicules. Si l’acheteur ne veut pas se déplacer, on envoie un expert à sa place pour examiner l’auto. Notre plus grande valeur ajoutée reste notre base de données de plus de 30.000 voitures.
Comment se déroule la vente d’une voiture hors marché ?
C’est fascinant d’un point de vue psychologique. Habituellement, un propriétaire qui passe une annonce sur un site se met naturellement dans une position de faiblesse, puisque l’acheteur pense qu’il a besoin d’argent. Là, c’est l’inverse. On dit à l’acheteur : Je sais où se trouve la voiture de vos rêves mais, hélas, elle n’est pas à vendre. Cela décuple son envie.
Le marché a-t-il évolué depuis la naissance de CarJager ?
Quand nous sommes arrivés, les maisons de vente aux enchères avaient le monopole des voitures de grande valeur. La fête est finie. On ne peut plus justifier de prendre 15 à 25 pour cent sur une voiture, juste en la montrant, sans offrir aucun service. En ce moment, CarJager vend trois voitures à 2,5 millions d’euros.
La demande a-t-elle changé ?
La gens aiment toujours les voitures qui ont marqué leur enfance. Ceux nés dans les années 1950 cherchent des voitures des années 1960. Mais comme ces personnes disparaissent progressivement, les prix des Jaguar Type E ou Maserati Ghibli baissent. C’est une bonne nouvelle pour les passionnés de ces années-là qui pourront bientôt réaliser leur rêve ! À l’inverse, certaines personnes nées dans les années 1980 ont désormais un fort pouvoir d’achat et font monter le prix des Ferrari 355, Porsche 964 ou Lamborghini Diablo. C’est pour cela que nous venons de créer un pôle Youngtimer et de reprendre AC Exclusive, un spécialiste de la marque Ferrari, qui va nous permettre de vendre des F40, F50, Enzo, La Ferrari.
C’est aussi pour suivre cette évolution que vous vendez maintenant des GT modernes ?
Nous avons pris ce virage en juillet 2023. C’est une clientèle totalement différente avec laquelle il faut aller très vite. Cela implique pour nous d’être propriétaires d’un stock de voitures dont la valeur totale dépasse sept millions d’euros. Elles sont exposées dans les showrooms du distributeur automobile De Willermin.

La performance est totalement secondaire pour moi dans une auto.
Quelle est l’actualité de CarJager ?
Nous lançons une levée de fond à laquelle nos clients fidèles pourront participer sur une partie de l’enveloppe. Cela répond à des demandes que nous avons eu récemment.
De quoi êtes-vous le plus fier avec CarJager ?
De notre équipe composée de personnes jeunes, compétentes, épanouies.
Quelle a été votre plus belle vente ?
Une 6C Zagato ayant appartenu à Nick Mason. En tant que fan des Pink Floyd et d’Alfa Romeo, j’étais comblé.
Quelle est votre voiture de cœur ?
La performance est totalement secondaire pour moi dans une auto. Je ne m’intéresse à une voiture que par son esthétisme et les émotions nostalgiques qu’elle transmet. J’ai un attachement particulier pour l’Alfa Romeo Duetto que mes parents s’étaient offert pour leurs fiançailles. Ils me l’ont léguée quand j’ai eu mon permis à 19 ans. C’était une vraie « sortie de grange », car elle ne roulait jamais. Je l’ai fait restaurer. Je ne me considère pas comme son propriétaire, plutôt comme son gardien pour les générations futures.
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